Helbronner ?

 

Tous les alpinistes pensent d'emblée à la très célèbre Pointe qui porte son nom dans le Massif du Mont-Blanc. Paul Helbronner, polytechnicien, passionné d'alpinisme, de cartographie, de dessin, a effectué un travail monumental de relevé pour réaliser une modélisation géodésique de l'ensemble des Alpes françaises.

Arrière arrière petite fille de Paul Helbronner, Marion est notre aide gardienne au refuge du Promontoire pendant les travaux en cet automne 2017. Il y a peu, après être redescendue du refuge pour le weekend, Marion a retrouvé dans les archives familiales l'édition de 1935 d'un texte relatant l'expédition de 1906 au sommet du Grand Pic de la Meije. Découvrant ce texte avec tous ces noms et passages omniprésents aujourd'hui dans notre vie au Promontoire, elle dévore le texte de son arrière arrière grand-père. Avec une certaine émotion, Marion le recopie pour partager un peu de cette passion, de cet engagement qui a poussé Paul Helbronner à réaliser cet extraordinaire travail lors de 22 grandes expéditions qu'il a mené, dont celle mémorable au Grand Pic de la Meije. De retour à la Bérarde un soir de septembre, avant de remonter là-haut, Marion me fait part de sa découverte et propose de m'en faire une lecture à haute voix. Très chouette moment et beau voyage en ces mêmes lieux... il y a un peu plus de 111 ans !
En voici le début:

Expédition Helbronner au Grand Pic de la Meije en 1906 !

« Le mercredi 25 juillet 1906,

la Bérarde se réveille avec le soleil, mais trop chaud et accompagné d'un vent du Midi de mauvais augure. Néanmoins, mon ami, Georges DEVIN, m'ayant quitté et, d'autre part, ma famille m'attendant à la Grave, j'ai hâte de mettre à exécution la grande expédition que j'ai osé rêver : la station géodésique à faire sur le sommet de la Meije, devant laquelle j'ai reculé l'an dernier, m’apparaît réalisable, après un an de réflexion. Soutenu par le désir enthousiaste de mes trois guides auxquels j'ai exposé cependant les risques d'une caravane chargée d'instruments sur un pareil parcours, j'ai fait taire à mon tour les appréhensions de mon esprit, pour ne plus songer qu'à la solution élégante de transformer le point culminant de la « Grande Difficile », en une station primaire de mon réseau ! Non que celui-ci eût souffert spécialement de son absence, mais parce que les visées issues du point dominant de la grande crête, qui court de l'Est à l'Ouest, entre les vallées de la Romanche et du Vénéon, apportaient une solution plus simple et plus rationnelle à la jonction des triangulations de ces deux versants.

Devouassoud et Joseph GASPARD viennent compléter ma troupe et, sur une hausse du baromètre, nous quittons à midi la Bérarde pour le Refuge du Promontoire. Trois quarts d'heure après notre départ, la pluie se met à tomber, le ciel se charge de tous côtés.... Nous nous arrêtons au Refuge du Chatelleret sans espoir pour le lendemain. Une station de relèvement au refuge dans une éclaircie et la pluie battante recommence de plus belle.

Après une excellente nuit et un réveil attristé par le temps affreux, j'envoie, en ravitaillement, à la Bérarde, BAROZ, REY et GASPARD ; ils sont porteurs de dépêches et doivent téléphoner à la Grave. Pendant leur absence, dans une éclaircie, je vais faire une station de relèvement sur un éperon rocheux du vallon des Étançons, dominant le refuge ; le travail est arrêté par la pluie qui masque tous les points....

A 16h, la caravane de ravitaillement nous revient, annonçant que le téléphone est coupé entre Saint Christophe et le Bourg d'Oisans. Ceci me décide, si le temps n'est pas splendide demain, à franchir le Col du Clot des Cavales pour aller tranquilliser ma famille.

Et en effet, comme le temps se maintient dans ses mauvaises dispositions, nous quittons le refuge, le 27, à 4h30m. Nous atteignons, à 7h15m, le Col du Clot des Cavales, dans la pluie et dans un brouillard épais qui, malgré deux heures d'attente, ne me permet aucun travail. A 15h, je suis à la Grave, assez mal disposé d'avoir perdu la première manche et résolu plus que jamais à gagner la partie décisive.

Aquarelle de la Meije par Paul Helbronner. 1906.
Aquarelle de la Meije par Paul Helbronner. 1906.

Dans les deux jours qui suivent, se dessine un changement de temps. Tandis que je prépare une nouvelle expédition et que je maintiens mon centre de départ à la Grave, je vais installer ma famille au Lautaret.... Sans me laisser aller à trop de philosophie déprimante, je ne peux cependant me défendre d'une certaine émotion à la pensée que je vais faire courir un gros risque au bonheur de plusieurs êtres auprès desquels il serait si simple de me laisser vivre.... Les prairies du col, émaillées encore de leur merveilleuse flore, éclairées par une lumière que l'altitude rend intense, l'atmosphère fraîche et vivifiante d'un ciel sans nuages, constituent un cadre enchanteur et mélancolique, dans cette journée d'adieux aux chères créatures que mon imagination se laisse aller, par instants, à voir meurtries, par la faute de ma propre volonté si impérieusement maîtresse de mes actes.... Il faut se séparer, cependant, et sous les rayons nimbés d'or du couchant qu'encadrent les pentes de montagnes, dans la fin d'un jour merveilleux, les yeux de ma femme voient disparaître la voiture qui me ramène à la Grave pour exécuter le projet qu'elle craint tant, mais qu'elle m'a si courageusement poussé, aujourd'hui encore, à ne pas abandonner dans la crainte, dit-elle, que je puisse quelque jour en avoir quelque remords scientifique....

Les derniers préparatifs se terminent et, quelque temps qu'il fasse, j'irai m'installer demain au Refuge du Promontoire en passant la Brèche de la Meije.

Le lundi 30, le temps est splendide : réveillés à 3h nous sommes en route à 4h. La montée est facile car nous sommes tous dans les meilleures dispositions. Comme c'est la cinquième fois que je parcours cet itinéraire, je prends la tête de la colonne et, sans être attachés, nous atteignons par des grimpades d'autant plus amusantes qu'elles sont inédites, le Sommet des Enfetchores.

Pour traverser le glacier, toujours en tête, je fais la trace et taille des marches, tandis que mes braves compagnons, chargés, profitent de mon travail. La bergschrund est facilement franchie. Il n'est pas 10h quand nous atteignons le Sommet de la Brèche, par un temps idéalement beau. J'y complète, par un travail d'une heure et quart, la station géodésique de l'année précédente ; puis, en 25 minutes, par une marche rapide, sans corde, sur le glacier facile, nous parvenons au Refuge du Promontoire.

Vers 13h30m, le temps se couvre subitement ; des menaces d'orage nous inquiètent. Néanmoins, je peux faire le relèvement géodésique du Refuge. L'orage éclate bientôt sur la partie occidentale et méridionale du massif et il saupoudre les Aiguilles d'une grêle épaisse. Par un hasard providentiel, la Meije est indemne et reste sèche.

La fin de la journée, en général meilleure, me laisse cependant inquiet sur la réussite du lendemain : j'ai besoin, pour mille raisons, d'un temps exceptionnellement beau et rien n'est moins sûr au moment où nous préparons le repas du soir.

A 2h, nous sommes debout. Le temps est superbe....

Après avoir fait mettre le refuge en parfait état d'ordre et de propreté, j'organise les places et les charges : une première cordée sera constituée par Devouassoud GASPARD, par Auguste MATHONNET, qui a remplacé au dernier moment Joseph GASPARD, et par moi ; une seconde cordée a en tête Prosper FAURE, puis, derrière lui, Joseph BAROZ et Joseph REY.

Devouassoud porte des provisions, une première corde supplémentaire de 35m et différents petits instruments. MATHONNET a encore des provisions, dont plusieurs bouteilles et une deuxième corde supplémentaire de 38m. J'ai, sur moi, mes carnets d'observation, mon dossier de panoramas et quelques instruments secondaires. Nous sommes attachés à 15m l'un de l'autre.

Dans la deuxième cordée, FAURE porte le grand pied géodésique auquel sont liées la jumelle longue-vue et quelques provisions. Le pied est ficelé sur le sac de façon qu'il ne dépasse pas trop au-dessus de la tête et maintenu en dessous au moyen d'une courroie qui l'empêche de descendre trop bas : ce sera la charge la plus encombrante. BAROZ porte le précieux théodolite calé sur un grand sac. Enfin, à REY, échoit la charge constituée par les deux appareils de photographie, le grand sac d'accessoires techniques et mon manteau de caoutchouc. Ils marchent également à 15m l'un de l'autre.

Encordés dans le refuge même, nous en fermons la porte à 3h40m. L'aube commence à peine. En cinq minutes d'escalade facile, nous atteignons le premier pas délicat que nous franchissons sans trop d'hésitations (j'en avais, il est vrai, fait l'essai la veille).... Les passages jusqu'à la Pyramide Duhamel sont, en général, de difficulté moyenne. Dès le début, donc, tout semble bien marcher : le temps est superbe, il ne fait pas froid ; aucun souffle ne nous gène ; aucune brume ne m'inquiète. Une heure vingt minutes après le départ, nous avons atteint la bande horizontale de rochers appelée « Campement des Demoiselles », où nous faisons une halte de dix minutes ; quelques débris de couvertures pourries évoquent le souvenir d'âpres nuits passées sur ces parois inhospitalières.

C'est une veillée d'armes impressionnante que celle que peut passer dans ce refuge le chef d'une troupe d'hommes dévoués, au moment de lui faire courir des dangers qu'il serait ridicule d'exagérer, mais aussi puéril de nier.... Et je dors peu, tandis que, confiants, mes cinq compagnons ronflent à poings fermés. Quel temps va-t-il faire à 2h ? Assez beau pour me décider à partir ? Puis peut-être, se gâtant en quelques instants, alors que nous aurons dépassé la grande Muraille, nous obligera-t-il à choisir entre la descente difficile de celle-ci, le bivouac sur un rebord vertigineux ou la marche forcée sur le sommet et la traversée des arêtes dans la tourmente, sans avoir pu, d'aucune façon, exécuter le programme scientifique, seule raison d'être de tant de préparatifs, de précautions, de risques ?... Ou, au contraire, clément à ma volonté et ma persévérance, se fera-t-il superbe, me donnant la joie surhumaine des splendeurs des cimes, souvent éprouvée, jamais autant ardemment désirée que ce jour ?... J'écarte ce dernier cas, pour lequel je n'aurai rien à prévoir, n'ayant qu'à en profiter complètement.

Mais les autres situations si diverses auxquelles un ciel mauvais ou même douteux peuvent m'exposer assiègent mon esprit tendu vers la pensée unique de vaincre, de réussir ! Cependant, tandis que les dernières rafales de vent ébranlent notre demeure, si hardiment plantée sur un ressaut de ce grandiose mur de rocs qui s'élève à près de 1000m au-dessus de nous, les figures de ma femme, de mes enfants traversent mes rêves... je songe aux autres petits, à ceux de mes guides... je me sens à cette heure terriblement chargé d'âmes, responsable vis-à-vis de ma conscience des cruautés de la fatalité contre lesquelles aucune raison valable ne doit me protéger et pour lesquelles, au contraire, dans sa rigueur scientifique, l'implacable calcul des probabilités réclame sa part après plusieurs centaines d'ascensions heureuses !...

Mais bientôt, tendu vers la seule pensée du but à atteindre, de la pierre nouvelle à apporter à l'édifice que mes rêves construisent pour la science et la patrie, mon cerveau ne faillira plus en visions déprimantes. L'heure de la bataille sonne ; tous mes efforts et toutes mes forces se concentrent pour la victoire nécessaire qu'il me faut à tout prix !

Document Bibliothèque Dauphinoise. Panorama depuis le sommet de la Meije, par Paul Helbronner  en 1906 ! (à regarder en grand format).
Document Bibliothèque Dauphinoise. Panorama depuis le sommet de la Meije, par Paul Helbronner en 1906 ! (à regarder en grand format).

Le soleil éclaire maintenant notre fantastique architecture de cathédrale dont les tons rouges de la protogine flamboient sur un ciel d'azur éclatant. A nos pieds sont rapetissés les arcs-boutants et les pilastres des contreforts inférieurs. Notre abri, lui-même, ne se distingue que par la tache brillante de son toit qui tranche sur les parois rocheuses. De ce balcon sans balustrade qui domine de près de 1000m d'à pics, l'aspect est extraordinaire de la route sui mène au sommet.... Levant les yeux, jusqu'au zénith, on aperçoit les crêtes sur lesquelles on cheminera après avoir quitté le sommet. Elles semblent surplomber dans un effet d'optique très impressionnant.

Repartis pour ne plus nous arrêter avant le Glacier Carré, nous attaquons alors une des fractions les plus délicates de l'ascension. Dépassant le campement Castelnau, nous voici au pied de la grande muraille dressée verticalement sur plus de 200m de hauteur... Tandis que Devouassoud GASPARD s'y attaque énergiquement, mes sens restent quelque peu étonnés d'admiration devant l'audace du premier qui osa s'y aventurer et seul, de ce Pierre GASPARD dont le courage me paraît aujourd'hui surhumain. Quelle différence n'existe-t-il pas entre le premier qui se lance dans un pareil hasard, sans savoir si la route du retour ne lui sera pas à tout jamais fermée, qui persévère dans sa montée, accumulant les barrières derrière lui et qui achève, après d'extraordinaires efforts, de trouver la voie amenant à un nouveau relais de la lutte, et celui qui marche, guidé par la confiance que donne un seul passage antérieur ou maintenu en sûreté morale par la présence de celui qui connaît et qui est déjà passé ? Et ceci s'applique aussi bien aux alpinistes sans guides qu'aux autres. A côté du fait d'oser seul ce que personne n'a encore pu réussir, celui de passer sans guides, là où d'autres sont passé et ont décrit leurs pas, ne paraît plus qu'un léger accroissement d'émotion perdu dans les sensations diverses de la foule qui suit l'héroïque « inventeur ». »

....

Première partie du texte tiré de l'édition "Au travail sur le grand pic de la Meije", 1906. Paul Helbronner.

Un autre extrait de ce texte de 12 pages sera publié dans le 3ème numéro de la revue "Crochet Talon".

Lire dans Libération l'article de présentation du livre édité chez Glénat : "Les Alpes d'Helbronner. Mesures et démesure" de Daniel Léon.

Voir les documents de la Bibliothèque Dauphinoise.